Une baleine en rade de Lorient : le spectacle du siècle en 1899, non-événement en 2021.
2021, une baleine qui em...barrasse !
Voilà plusieurs jours qu'un rorqual mort de 18 mètres dérivait à proximité des côtes bretonnes. Il représentait un danger pour la navigation et les affaires maritimes ont ordonné qu'on le remorque jusqu'au port le plus proche : Lorient !
On avait envisagé de le hisser à Kergroise mais son état de décomposition avancée ne l'a pas permis. Alors il devrait être halé sur les bords du Scorff pour y être découpé et emmené à l'équarrissage.
Un événement qui n'intéresse manifestement pas grand monde. On voit plein de belles baleines bien vivantes en vidéo ! C'est quand même plus sympa !
Mais cette affaire rappelle étrangement une histoire plus ancienne dont la presse s'était fait largement l'écho, sur tous les tons et avec moult détails ... croustillants (euh, si l'on veut !). C'était en ... juillet 1899,
Les dents de la mer.
Il y a L'ARVOR qui, le 23 juillet, annonce sobrement que "une baleine de 25 mètres de long a été recueillie par le Caudan qui l'a conduite en face de Pen Mané".
Le Rappel du Morbihan a des infos plus précises et imagées :
" L'équipage [du Caudan] crut d'abord avoir affaire à un gros canot canot renversé. On mit le cap sur l'épave et on se trouve en présence d'un spectacle curieux.
Une baleine flottait au milieu d'une trentaine de requins goulus, qui étaient entrain de se disputer son cadavre. Les marins du Caudan mirent un canot à l'eau et après une lutte fort vive contre les requins qu'ils chassèrent à coups d'avirons, parvinrent à attacher un câble à la queue du monstre. Celui-ci était tellement lourd que lorsque le Caudan dérapa, le câble cassa. On le rattacha de nouveau et cette fois, la baleine suivit le vaisseau dont la marche fut considérablement ralentie par cet énorme poids.
Comme les requins n'abandonnaient pas leur proie, les matelots leur donnèrent de nouveau la chasse et furent assez heureux pour en prendre deux au crochet. Ils les assommèrent sur le pont. Les autres à l'approche de la terre ont abandonné leur proie."
Un sacré 14 juillet !
Une manne pour les Minahouets :
"La visite de l'énorme cétacé n'a pas été l'une des moindres attractions de ce 14 juillet ! Les chaloupes de Pen Mané et de nombreuses barques à voiles et à rames n'ont pas cessé toute la journée de vendredi et de dimanche de transporter des curieux à la baleine " (Le Nouvelliste du Morbihan, 20 juillet 1899).
C'est sous la signature du "Tambour" que l'on trouve une description pittoresque de la bête et de ses visiteurs :
"Molle et flasque comme un ballon dégonflé que la foudre aurait précipité du haut des nuages, la baleine s'étale, lamentable, au milieu de la rade, piteusement attachée à une bouée comme un hareng saur à un bouchon.
Elle est noire, elle est rose, elle est jaune et elle est verte aussi, à l'endroit où les vibrions invisibles naissent de sa mort. Des millions d'être ont trouvé la vie dans cette pourriture qui répand la peste jusque sur le rivage et fait rêver de festins énormes les crabes goulus dans leurs trous.
Les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards vont la voir en pèlerinage et en se bouchant le nez. Ils admirent sa carcasse monstrueuse qui semble palpiter sous le remous du flot. Ils ouvrent des yeux démesurés devant l'hélice gigantesque de sa queue, à demi-rongée par les requins, la peau blanche de ses puissantes mamelles et le rose vif de ses ailerons.
C'est une petite île empestée dont les canots font lentement le tour. Quand ils l'ont bien vue, bien regardée et bien sentie, les Lorientais virent de bord et rentre à quai, heureux de leur pèlerinage et leur admiration se traduit par ceci :
- Quelle prise ! (...)" ( Le Rappel du Morbihan, 20 juillet 1899)
Des dommages inattendus
Le Tambour est en verve et la baleine l'inspire. Il remet le couvert le 27 juillet. La baleine est toujours là et son odeur devient de plus en plus puissante. Sa présence a des effets inattendus sur les baigneurs et les marchandes de poisson. Il nous offre ainsi de jolis tableaux d'une époque révolue :
"(...) Tous les baigneurs sont dans les transes et tous hésitent à mettre un pied dans l'eau depuis Port-Louis jusqu'à Larmor de peur de le laisser entre les dents d'un requin. Et nos charmantes baigneuses, au grand désespoir des vieilles lorgnettes braquées sur leurs académies, restent assises sur la plage, de peur de laisser la partie la plus charnue de leurs charmes dans la mâchoire d'un peau-bleue !
" Nos marchandes de la halle sont dans une fureur aussi indescriptible que justifiée (...) En effet, le public s'imagine que tous les poissons qu'on vend en ce moment sont nourris des miettes qui tombent de la table des requins. Et ceux qui ont senti l'odeur du cétacé s'imaginent toujours lorsqu'ils portent un poisson à la bouche, qu'ils vont manger un morceau de l'autre, du gros..." ( Le Rappel du Morbihan, 27 juillet 1899)
C'est assez !
Il est temps d'enlever la baleine !
"Les canots qui ont mené les visiteurs ont fait leur beurre, (...) il est temps que les commerçants de Port-louis et de Larmor et que les marchandes de poisson puissent faire leurs frais à leur tour.
D'ailleurs c'est le moment où la côte va être envahie par sa joyeuse clientèle de l'été. Il est nécessaire qu'aucune critique ne puisse ternir la réputation de nos délicieuses plages de Port-Louis, de Kernevel et de Larmor (....)"
OUF !
On apprend dans L'AVENIR de LA BRETAGNE daté du 30 juillet que la baleine a trouvé preneur pour une somme bien inférieure à celle espérée par les marins du Caudan, c'est quand même en espérant quelques bénéfices qu'ils l'ont tirée là !
Les acquéreurs l'ont fait remorquer à la côte de Plouhinec où elle sera dépecée.
C'est peut-être cette baleine que vous pouvez voir sur l'image conservée aux archives de Lorient :
http://archives.lorient.bzh/4DCGI/Web_DFPict/034/5Fi12370/ILUMP31146
C'est sûr, le rorqual de 2021 ne fera pas couler autant d'encre ni de salive mais il nous a donné l'occasion de partager une tranche de la vie de nos ancêtres !
C'est déjà çà...